Le contexte de la création de la Ciguë

Les mouvements alternatifs à Genève furent variés et reliés à nombreux enjeux sociaux et culturels. Dès la fin des années 60, ces mouvements grandissent et deviennent plus prononcés en revendiquant des espaces culturels, l’égalité au sein de la société et des logements abordables, parmi d’autres revendications. Il y a toujours eu une grande présence étudiante dans les mouvements alternatifs, mais ceux-ci restaient en même temps très diversifiés et fluides.

Ces contestations alternatives et étudiantes se sont largement exprimées auprès du mouvement squat dans les 80. Un mouvement né avec les risques de destruction des quartiers des Grottes et de l’Îlot 13. Des grands plans de modernisation de la ville planifiaient de raser ces quartiers, ce qui aurait poussé les populations y habitant, des ouvrier·ère·x·s et des petit·e·x·s marchand·e·x·s, aux marges de la ville. Ce risque de déplacement, un manque de logements, la spéculation immobilière et une envie de vivre autrement ont été autant de facteurs qui ont poussé à occuper ces espaces afin d’empêcher leur destruction et pour combler un besoin social.

Les squats sont progressivement devenus des endroits d’expérimentation et de vie alternative. Le mauvais état de nombreux locaux squattés a permis beaucoup de liberté en termes d’aménagement d’espace et style de vie. Les squats étaient non seulement des espaces de logement, mais aussi des espaces culturels, d’art, de musique, d’échanges et de vie alternative à Genève. Le mouvement squat de Genève a alors grandi, devenant un des plus grands en Europe dans les années 90 et début 2000.

C’est dans ce contexte de crise du logement, en particulier pour la population étudiante précarisée à Genève, qu’a été créée la CIGUË. On retrouve à son origine une action de la CUAE, le syndicat étudiant, toujours très engagé dans différentes missions. Cette association faîtière de l’Université de Genève s’est mobilisée pour pointer du doigt le manque de logements étudiants abordables dans la Cité de Calvin. Pendant trois jours et trois nuits, un groupe d’étudiant·e·x·s va occuper symboliquement l’auditoire central du bâtiment universitaire des Bastions, la B106. Comme l’explique une brochure de la Ciguë : « Les étudiants ont décidé de réagir et d’essayer de contribuer à la solution du problème du logement des personnes en formation en créant une coopérative d’habitation, qui vise tant des solutions à court terme ou provisoires que des solutions plus stables à moyen terme.»

Le magistrat Claude Haegi, membre du parti libéral, a pris conscience de la gravité de la crise de logements et a compris les revendications alternatives. Claude Haegi propose
 alors des Contrats de Prêt à Usage (CPU) ou contrats de confiance comme solution. Plus précisément, c’est un contrat tripartite entre un propriétaire privé, un usager, et un intermédiaire. La clause principale de ce contrat tient dans le fait que les personnes logées doivent quitter le logement dès qu’un projet réel est validé pour le bâtiment qu’iels occupent. En face de nombreuses demandes, il encourage les intéressé·e·x·s qui venaient le voir, dont les étudiant·e·x·s de la future Ciguë, de monter une association pour obtenir un CPU.

Voici comment Haegi raconte cette histoire : “Devant des jeunes qui me demandaient ce que je pouvais leur offrir, j’ai proposé un local dans la tour Blavignac, près du boulevard du Pont d’Arve. Quand ils m’ont dit que ça les intéressait, qu’ils allaient l’aménager eux-mêmes, je leur ai tendu les clés. Je ne savais pas très bien sur quelle base je faisais ça, mais je leur ai serré la main et leur ai dit : « Voyez, c’est un contrat de confiance». C’est comme ça que le nom est resté. Le contrat de confiance, c’est tout un état d’esprit.

Au numéro 24 de la rue de Montbrillant, La Ciguë a signé un contrat de confiance en juin 1986 afin d’y loger une dizaine de personnes. Dans ce quartier une cinquantaine d’autres jeunes sont logé·e·x·s par le même système de prêt à usage. “Comme le reste du quartier, l’immeuble du 24, rue de Montbrillant a plus de cent ans et la plupart de ses appartements sont restés vides pendant quelques années. Avant de s’installer, les habitants (…) ont dû procéder à un certain nombre d’aménagements. Les appartement sont sans confort : il n’existe ni installation de chauffage central, ni salles de bain.”

Au début, les CPU étaient essentiellement proposés par la Ville de Genève, qui possédait une large partie du parc immobilier genevois. Mais comme les demandes ont été de plus en plus nombreuses, Haegi a cherché à impliquer les régies et les propriétaires privés. C’est ce type de contrat qui a permis à la coopérative d’obtenir ses premiers logements et qui est toujours établi pour les satellites de la Ciguë.

Alexandra Roger et Hamlin Jackson, coopérateurices. 

 

Evolution de la Ciguë

Avec son premier contrat de confiance à Montbrillant, 18 étudiant·e·x·s deviennent les premier·ère·x·s coopérateurices logé·e·x·s de la jeune Ciguë. Ses premières racines, en quelque sorte. Mais vouées à s’ancrer à la terre. En octobre 1988 déjà, l’assemblée générale (AG) de la coopérative entend poser une vision de stabilité et ne pas se contenter de logements à durée limitée. Elle décide alors « d’entreprendre toute démarche utile pour la construction d’un immeuble pour personnes en formation » (source : brochure Ciguë). Un immeuble dédié à la vie en colocation, pas un foyer à chambres individuelles. Cherchez, ça ne court pas les rues…

Il faudra attendre 10 ans pour voir celui-ci se construire, encore une fois à Montbrillant. Un immeuble pensé pour favoriser les rencontres, avec ses coursives traversantes et sa petite place commune suspendue. Presque entièrement en bois, il fait valoir l’approche écologique et conviviale de la jeune coopérative. Lancé pour 99 ans, l’immeuble de Montbrillant marque le début de la Ciguë comme coopérative « mixte », à la fois propriétaire et locatrice de logements temporaires.

Tout s’enchaîne alors. De la cinquantaine de chambres du début, la Ciguë atteint la centaine en 1998 avec la construction de son premier immeuble. La progression sera ensuite continue, avec un gros accélérateur dès 2007, où les coopérateurices logé·e·x·s passeront de 200 à 500 en 4 ans. Il faut dire que la demande est forte pour des logements bons marchés et accessibles aux personnes en formation. En s’adressant aux bas revenus, la coopérative comble un manque flagrant dans la politique de logement genevoise. Elle a aussi une vocation progressiste : administration souple et inclusion des habitant·e·x·s dans les processus décisionnel, charte écologique pour ses membres et dans ses constructions, expérimentations en termes de chauffage et d’auto-production énergétique, priorité à la taille des espaces communs plutôt qu’à celle des chambres, présence de salles communes…

En s’agrandissant, la coopérative se fait connaître des étudiant·e·x·s et gagne la confiance des autorités et des régies, plus enclines à lui proposer des lieux à termes fixes. De même, l’agrandissement du socle de chambres stables et le tournus fréquent lui permet de plus facilement reloger à l’interne les coopérateurices dont les habitations provisoires arrivent à échéance.

Reste que cette croissance rapide de la coopérative ne s’est pas réalisée sans évolution dans sa gestion également, ni sans débats internes. A ses débuts, la Ciguë ne connaît qu’un poste de secrétariat rémunéré. La gestion des chambres et la recherche de nouvelles sont du ressort d’un conseil de bénévoles. Avec l’augmentation du nombre de coopérateurices logé·e·x·s, l’administration s’agrandit. Les tâches, devenues trop lourdes pour du bénévolat, se professionnalisent. De nouveaux postes se créent et, au fil du temps, une véritable équipe se met en place. La coopérative emploie 9 personnes à l’heure actuelle, sans hiérarchie et tou·te·x·s payé·e·x·s au même taux. Le temps partiel y est favorisé, offrant à moult étudiant·e·x·s comme première expérience professionnelle un poste à responsabilités. Confiance et solidarité sont les maîtres mots.

Ne croyons pas pour autant que tout soit rose en pays ciguïen. Amener les membres à participer au projet coopératif reste un défi permanent. Entre professionnalisation et autogestion, entre efficacité et démocratie directe, la tension est parfois vive et les attentes difficiles à concilier. De fait, la double structure décisionnelle, formée d’un conseil d’administration et d’une assemblée générale, montre progressivement ses limites. Au milieu des années 2000, les AG saturent de points, les débats s’enlisent, frustrent ou énervent. Les participant·e·x·s ont également toujours plus de peine à prendre position sur des sujets, comme les comptes ou les questions de droit, devenus complexes et ne pouvant se traiter convenablement le temps d’une soirée. Les employé·e·x·s elleux-mêmes sont trop souvent juges et partis, notamment lors des demandes d’augmentation de postes ou de fixation des loyers.

Ces problématiques, on tente d’y pallier avec l’organisation de commissions, de conseils des habitant·e·x·s, de délégué·e·x·s de maison… Finalement, une refonte des statuts sera nécessaire. Activée en 2011, sa principale réforme sera de séparer les employé·e·x·s (devenu « l’équipe de travail ») du conseil d’administration proprement dit ; ce dernier mêlant coopérateurices élu·e·x·s et employé·e·x·s de la coopérative. Il sera le lieu de débats de fond et des choix de gestion de la coopérative, bien que toujours soumis au vote de l’AG.

Aujourd’hui, la Ciguë prolifère à la campagne aussi bien qu’en ville et ne cesse d’essaimer. Certains ancien·ne·x·s coopérateurices ont créé leur propre coopérative de colocation, pour continuer l’aventure hors du giron étudiant. Ithaque, Parallèle, Archipel : des noms qui appellent au voyage. Dans celui qui les attend, leur expérience glanée à la Ciguë – et l’aide active de celle-ci – est bien présente pour les guider.

– Vincent Gerber, coopérateur et ex-responsable des relations internes & ex-responsable de la gestion locative

 

Chronologie:

1986 : Le 18 avril, fondation de la Ciguë par une dizaine de personnes à la suite d’un groupe de travail de la CUAE, association faîtière des étudiant·e·x·s de l’Université de Genève.

Le 12 juin, la Ciguë signe son premier contrat de prêt à usage avec la ville de Genève et obtient ainsi huit appartements à la rue de Montbrillant, permettant de loger 18 personnes.

1989 : Occupation symbolique d’Uni Dufour, dans le cadre d’une action nationale pour le logement étudiant organisée par l’UNES (Union des Étudiant·e·x·s de Suisse).

1998 : Inauguration du premier immeuble propriété de la Ciguë à Montbrillant : 32 chambres à long terme.

2000 : La Ciguë est membre fondatrice du Groupement des Coopératives Genevoises d’Habitation (GCHG).

2001 : Obtention de 70 studios dans l’ancien hôtel California aux Pâquis, à la suite d’une occupation organisée par la CUAE.

2003 : L’Université de Genève met à disposition de la Ciguë un ancien laboratoire de zoologie à la route de Malagnou, qui devient la Tortue (15 chambres).

Création du conseil des délégué·e·x·s représentant les différents immeubles ou quartiers.

2004 : Inauguration de l’immeuble des Ouches, construit en partenariat avec la Codha. 20 chambres conforme au label écologique Minergie.

2009 : Fin de la rénovation du Clos Voltaire : 25 chambres pour personnes en formation et une salle polyvalente pour le quartier des Délices.

Inauguration de l’immeuble des Pavillons : 40 chambres et une salle commune. La Ciguë construit à cette occasion le premier immeuble Minergie P-Eco de Suisse.

2011 : Réformes des statuts de la Ciguë : des coopérateurtrices logé·e·x·s rejoignent les employé·e·x·s dans le conseil d’administration.

Inauguration de l’immeuble de la Coulouvrenière : 48 chambres.

2013 : Inauguration de l’immeuble de Pont-d’Arve : 25 chambres et les nouveaux bureaux de la Ciguë

2014 : La Ciguë passe la barre symbolique des 500 étudiant·e·x·s logé·e·x·s.

2015 : Fin de la rénovation et transformation de la Chaponnière : 48 chambres.

2018 : Inauguration de l’immeuble des Vergers : 70 chambres au sein du nouvel écoquartier de Meyrin.